Hommage à Bertrand Tavernier
Le parrain de la SAA, Volker Schlöndorff, adresse un hommage à son collègue Bertrand Tavernier. Découvrez ci-dessous son texte plein d'émotions.
Si je voulais rendre justice à la mémoire de Bertrand Tavernier, il faudrait que je raconte la moitié de ma vie. C'est pourquoi je préfère commencer par ses films, LE COUP DE TORCHON, peut-être le meilleur. Philippe Noiret et Stéphane Audran laissent libre cours à leurs veuleries de petits-bourgeois dans le Sénégal colonial. Le Bardamu de Céline vous salue. Je ne dirais pas un «grand» film, mieux que cela, un film humain, vivant, français dans la tradition de Chabrol et Jean Renoir. Bertrand admirait les «vieux», comme pied de nez à la Nouvelle Vague, si adulée quand il a commencé dans le cinéma. Il a cherché le contact avec les scénaristes et les réalisateurs des années 30, 40 et 50, ceux qu’on aurait oublié s'il ne leur avait pas consacré, vieilli lui-même, un documentaire de neuf heures qui est également sorti en long métrage et que tout le monde en France connaît. Découvrir et sauver de l'oubli, tirer au grand jour ce qui est refoulé a toujours été sa passion. Par curiosité et par malin plaisir de fâcher les ponces du cinéma. Rendre hommage à Einstein, Orson Welles, John Ford, René Clair et Marcel Carné n'était pas un exploit, par contre découvrir Ricardo Fredda, Jacques Tourneur et Delmer Daves… sur qui il écrit dans sa monumentale encyclopédie du cinéma américain : Son œuvre extrêmement personnelle est toute entière construite sur un thème admirable : l’éducation, la connaissance. Ses héros apprennent à découvrir un mode de vie, une race (sic! dans les années 1960 ce n’était pas encore tabou), un peuple, une religion. Ils apprennent la fierté et l’amour, le respect et l’humilité. A travers ses films, on retrouve des aspirations romantiques intimement liées à la nature d’une certaine civilisation américaine, et une éthique proche du généraux cornélien. Ce texte est imbu de son propre credo idéaliste autant que du langage lycéen. Jeune homme, il partit avec ses maigres économies en Arizona pour rendre visite au réalisateur expert des Indiens. Il en revint avec un magnifique portrait que personne ne voulait publier à l'époque. Cela ne convenait à aucune chapelle de la critique de cinéma sectaire de l'époque et d’aujourd’hui (voir l’ignominie de Libé à sa mort).
Les textes de Tavernier ont séduit le centre, les humanistes, mais pas la droite pour qui il était trop à gauche, ni la gauche, ni même les Cahiers du Cinéma. Cela s'est reproduit plus tard avec la réception de ses films - sans lui faire de mal d’ailleurs, car son public n’était pas sectaire.
Bertrand Tavernier a vécu la naissance de la Nouvelle Vague à l'âge de 18 ans et il a rapidement connu la plupart de ses réalisateurs, mais il leur a préféré Sautet et les vieux de la veille comme Bost et Aurenche. Et il a basé son premier film sur un roman de Simenon, également exclu du canon des sectaires, L’HORLOGER DE ST PAUL.
Il s'est rendu chez Melville sous prétexte de l'interviewer en fait aussi pour recommander un «fabuleux jeune Allemand» comme assistant réalisateur ce que je suis devenu sur certains de ses films avec Belmondo, lui- même passant stagiaire. Au lycée déjà, il avait agi en impresario pour moi en envoyant, à mon insu, une lettre avec ma signature à la redoutable productrice de droite Ardy de Carbuccia. Ce qui m’a valu devoir faire un reportage sur la pêche à la sardine.
Et l'année suivante, il s'est arrangé pour que moi, le jeune de 21 ans, par les relations mondaines de son père René Tavernier, obtienne un stage chez Louis Malle. Ce qui m’a valu une amitié fraternelle jusqu’à la mort. En philo chez le prof’ Lefèvre à Henri Quatre nous avions passé une année sur le même banc en bois spartiate nous encourageant mutuellement de « faire du cinéma », une fois sortis de tôle. Pour mon premier et unique court métrage, l'été 1960, il était l'assistant d'un réalisateur qui ne voulait pas encore porter ce titre. Quand il a eu très jeune un fils, j’en suis devenu le parrain, fier de ce futur cinéaste Nils. Notre amitié a duré six décennies et survécu à plusieurs mariages, sans jamais ni même une feuille de cigarette entre nous. Nos films étaient trop différents pour être compétitifs ; pour être plus précis : ils appartenaient à des cultures trop différentes. Bertrand n'était pas patriote, courageux et critique dans la guerre d'Algérie et dans toutes les disputes ultérieures avec son propre pays, mais il n'a jamais été radical, n'a jamais eu de tendance fanatique, n'a jamais été extrême dans l'esthétique, mais inflexible a toujours proscrit l'injustice. En cela nous étions pareils ; sauf que moi dans un genre plus allemand, plus têtu.
Les films de Bertrand, même lorsqu'ils se déroulent en Afrique ou en Amérique, sont toujours restés très français. Le choix de ses acteurs, son alter ego Philippe Noiret, encore et encore, et sa façon détendue de les diriger ont contribué à cette touche française que le public, y compris l'allemand, a adoré.
Cependant, il s'est mêlé de la politique de l’éducation (Une semaine de vacances, ça commence aujourd'hui), il s'est attaqué à la justice et à la police corrompues (Le juge et l’Assassin, L627, Electric Mist), il fustigeait les excès des médias (Death Watch) et de la politique : Quai d'Orsay, sa satire au vitriol avec Niels Arestrup.
Il revenait sans cesse à la guerre, pas la Seconde Guerre mondiale, si populaire et photogénique, mais à la sale Première qui a traumatisé la France dans la boue et dans les tranchées à moins de 300 km de Paris (La vie et rien d'autre) et ailleurs Capitaine Conan avec Philippe Torreton.
Le lycéen gauche, myope et timide est devenu une personnalité public incontournable qui a polémiqué dans des talk-shows, est apparu aux audiences du parlement, a passionné le public des nuits durant avec son enthousiasme contagieux, et a écrit des articles et des livres, sans aucune vanité, sur les films des autres. Il a dirigé avec Thierry Frémaux la meilleure cinémathèque au monde, l'Institut Lumière à Lyon, sa ville natale. Toute la France, qu'il incarnait si bien, est en deuil pour le personnage hors mesure qu’était Bertrand Tavernier.
Volker Schlöndorff